Etudes et industrie pharmaceutique

Publié le par Patrick Kaczmarek

Pharmacritique

Expression libre sur la santé et tous les lobbies et conflits d'intérêts qui la mettent en danger. Les rapports entre industrie pharmaceutique, médecine et usagers sont sous la loupe critique...

 

 

13.03.2009

Séisme en algologie et en anesthésie: fraude scientifique majeure de Scott Reuben, financé surtout par Pfizer, concernant l’efficacité antalgique de Lyrica, Celebrex, Effexor...

(Mise à jour importante à la fin)

Un pionnier de l’"analgésie multimodale" se révèle être "Le Madoff de la recherche médicale", un pur produit du système… Car l’anesthésiste et algologue Scott Reuben n’est qu’un épiphénomène d’un domaine de la médecine – la recherche médicale financée par les laboratoires privés – structurellement encore plus vulnérable que les autres aux corruptions, mensonges, conflits d’intérêts et autres fraudes. Ses falsifications et inventions de données d'essais sur lesquels se sont basés tellement d'autres travaux risquent de remettre en cause une bonne partie de l'algologie, selon les dires d'un éditorialiste de la revue Anesthesiology : "il est possible que l'algologie se soit orientée dans une mauvaise direction ou risque du moins d'aboutir à des impasses dans ses tentatives d'améliorer les traitements de la douleur" (voir plus bas).

Méfions-nous des extensions hâtives d’indications qui font de tel médicament - pourtant peu et/ou mal testé en dehors de son indication d’origine -  une panacée universelle. La fraude scientifique est facile et la tentation est grande, surtout dans un domaine aussi mal loti que l’algologie, et plus précisément dans la compréhension et le traitement des douleurs chroniques, neuropathiques (surtout post-opératoires), résistant aux antalgiques classiques (morphiniques, etc.). La mode des antiépileptiques détournés vers le traitement de la douleur prendra un sérieux coup avec le dévoilement de cette fraude, possible grâce aux financements illimités de l'industrie et ayant atteint une taille… industrielle.

 

C’est l’hôpital Baystate Medical Center (Springfield, Massachusetts), où exerçait l’anesthésiste Scott Reuben, désormais congédié, qui a vendu la mèche. Un scandale de plus dans ce monde de la recherche médicale dont Marcia Angell dénonçait le peu de crédibilité dès lors que les essais cliniques sont financés par les firmes pharmaceutiques et que leurs résultats et leur déroulement ne sont pas vérifiés par des instances indépendantes. (Cette excellente mise en garde a été traduite par Pharmacritique : "Marcia Angell dénonce la manipulation de la recherche clinique et le contrôle de l’information médicale par les firmes".)

Et nous voilà avec un scandale de plus touchant ces médicaments que les laboratoires veulent présenter comme des panacées universelles dans la douleur, pour étendre leur marché. Et leur publicité pour l’usage dans des indications non approuvées telles les douleurs neuropathiques chez les diabétiques, douleurs post-zostériennes, voire douleurs neuropathiques tout court – a précédé de beaucoup l’autorisation de ces indications par les agences de sécurité sanitaire. Le scandale du Neurontin (gabapentine; voir cet article de la revue Minerva sur la promotion pour des usages hors AMM et les conflits d'intérêts), où Pfizer a dû payer 430 millions de dollars d’amende pour des faits similaires n’a rien changé, tellement la stratégie est payante et profitable, même si elle est découverte à un moment donné. La firme a continué ses intrusions dans la recherche (et la réécriture de ses résultats) ainsi que sa stratégie de désinformation, comme nous l’avons dit dans la note « Pfizer accusé de manipulation des études sur l’efficacité du Neurontin. Qu’en est-il du Lyrica ? »

Les détails sur cette fraude qui entache toutes les applications de l’analgésie "multimodale"

Le New York Times en date du 10 mars nous apprend les grandes lignes de ce qui pourrait bien être l’une des fraudes scientifiques les plus amples de ces dernières années : « Doctor Admits Pain Studies Were Frauds, Hospital Says » (Selon l’hôpital, le médecin reconnaît que les études sur la douleur sont frauduleuses).

L’anesthésiste et algologue Scott Reuben - référence dans son domaine et auteur d’une kyrielle d’études sur le traitement de la douleur post-opératoire, sur la prévention de la chronicisation de telles douleurs, etc., pratiquement toutes financées par la firme Pfizer – n’a jamais mené les études qui ont fait l’objet d'au moins 21 publications dans diverses revues médicales prestigieuses, telles Journal of Clinical Anesthesia, Anesthesiology, Anesthesia and Analgesia, etc. Les études fictives en question avaient pour objet de démontrer l’efficacité du traitement des douleurs post-opératoires principalement par Celebrex, Lyrica et autres produits de Pfizer, qui a été le sponsor quasi exclusif de Reuben entre 2002 et 2007. Mais celui-ci avait tenté de démontrer la même efficacité antalgique du Vioxx de Merck…

Ces agissements, falsifications, manipulations, inventions et mensonges durent au moins depuis 1996, au point qu’on se demande s’il reste un seul article signé ou co-signé par Scott Reuben qui ne soit pas entaché de fraude, d'imposture scientifique et de conduite contraire à l’éthique. Certains co-auteurs se rétractent déjà et disent n'avoir jamais été impliqués dans telle ou telle étude citée...

Les résultats de ces études – dont 21 sont hautement suspectes -, qui n’ont commencé à soulever des questions que beaucoup plus tard, ont changé en grande partie la façon des médecins d’approcher et de traiter ce type de douleurs post-opératoires. Et il va sans dire que toutes ces publications ont fait une énorme publicité aux médicaments de type Celebrex (célécoxib) et surtout Lyrica (prégabaline), très en vogue dans le traitement des douleurs neuropathiques chez l’adulte et ayant cette AMM (autorisation de mise sur le marché) partout dans les pays médicalement avancés. Quand on pense que beaucoup de pays sont allés jusqu'à autoriser le Lyrica dans la fibromyalgie, le trouble anxiété généralisé ou la névralgie post-zostérienne (ou post-herpétique)... Et tout cela basé sur l'imagination fertile d'un médecin qui a pu mener tout le monde par le bout du nez au moins depuis 1996... Eh oui, l'explication clé est la présence de l'argent de Pfizer: tant que la firme a financé tous les essais et ne s'est inquiétée de rien, parce que cela l'arrangeait...

Le journal Anesthesiology News publie un article détaillé sur la question, intitulé "Fraud Case Rocks Anesthesiology Community. Mass. Researcher Implicated in Falsification of Data, Other Misdeeds" (Un cas de fraude secoue l'anesthésiologie. Un chercheur du Massachusetts impliqué dans la falsification de données et autres méfaits). Nous apprenons que des rumeurs quant à une possible imposture et inconduite scientifique circulent depuis une bonne année dans les milieux spécialisés. La firme Pfizer elle-même aurait même demandé qu’on raye le nom de Scott Reuben de certaines de ses présentations en anesthésiologie – algologie.

L’un des collègues de Reuben remarque qu’en 15 années d’études, celui-ci n’a jamais eu des résultats négatifs, mais toujours des résultats positifs très solides, assez surprenants dans le domaine du traitement des douleurs post-opératoires et neuropathiques. Une recherche récente dans PubMed (la plus grande base de données au monde) donne 72 réponses incluant Scott Reuben comme auteur, et la plus récente concerne un article paru dans le numéro de décembre du Journal of Cardiothoracic and Vascular Anesthesia sur la prévention des douleurs chroniques après une chirurgie thoracique... C'est dire le rayonnement des résultats de Reuben.

L'article d'Anesthesiology News donne une liste d’études signés ou co-signés par Reuben, susceptibles d’être retirés en premier.

Notons que cette indication (douleurs neuropathiques) du Lyrica n’est toujours pas remise en cause de nos jours, à part par des voix indépendantes, telles Arznei-Telegramm, et ce malgré le procès Neurontin (gabapentine), qui a permis au public comme au monde médical d’apprendre les manipulations et autres interventions de Pfizer afin de présenter le Neurontin comme efficace dans des indications autres que l’épilepsie, alors que ces allégations ne reposent pas sur des fondements scientifiques. Sans parler du fait que le Neurontin comme le Lyrica et les autres antiépileptiques font l’objet d’une enquête particulière pour des effets secondaires de type idéation suicidaire ou tentative de suicide, comme nous l’avons dit dans cette note. Mais les effets indésirables sont très nombreux et ne se réduisent pas aux suicides, comme le montre le RCP américain (résumé des caractéristiques du produit), présent sur le site de Pfizer.

Réactions

Alors franchement, la déclaration d’un porte-parole de Pfizer, citée par le New York Times, disant que la firme est déçue par le comportement de Scott Reuben, parce que les laboratoires en général comptent sur des chercheurs indépendants (sic !) pour mener à bien la recherche clinique, ne vaut pas tripette… Les firmes qui pratiquent la manipulation des données à grande échelle voudraient se défausser sur les chercheurs qu’ils paient pour obtenir le type de résultats qui fera marcher leur commerce… Manifestement, c’est sauve qui peut… On aimerait demander à Scott Reuben si l’argent qu’il a reçu de Pfizer, de Merck (et d’autres, probablement) valait la peine…

Et qui peut croire que Pfizer ignorait ce qui se passait? Vu l'habitude des firmes de fourrer leur nez partout, des settings d'un essai jusqu'aux articles à publier, très souvent écrits par des rédacteurs professionnels, à savoir ces ghostwriters (auteurs fantôme, nègres) dont le nom n'apparaît nulle part, mais qui sont spécialisés dans "l'art" de la fioriture médicale qui transforme potentiellement n'importe quoi en un médicament efficace et sans danger. Vu la réaction de dénégation de certains co-auteurs officiels, il est fort possible que les études en question soient passées par un tel processus d'embellissement des données brutes inventées par Reuben.

Jerome Kassirer, ancien rédacteur en chef du New England Journal of Medicine et dont Pharmacritique a repris les positions à plusieurs reprises (voir cette note ou celle-ci, par exemple), insiste lui aussi sur ce qui tombe sous le sens, à condition de vouloir ouvrir les yeux : « Lorsque des chercheurs dépendent à ce point des firmes pharmaceutiques, qui assurent une part aussi importante de leurs revenus personnels, ils auront du mal à résister à cette tendance très forte qui les pousse à faire en sorte que [les essais cliniques] donnent des résultats favorables aux laboratoires » [qui ont financé la recherche].

Dr Steve Schafer, rédacteur en chef de la revue médicale Anesthesia & Analgesia, qui a publié certaines de ces études fictives de Scott Reuben, annonce le retrait probable de toutes les études dans lesquelles celui-ci a joué un rôle autre que marginal. « Il était l’un des investigateurs le plus prolifiques dans le domaine du traitement de la douleur post-opératoire », remarque Dr Schafer, qui ajoute aussitôt que cette fraude « entraîne une régression énorme de nos connaissances dans ce domaine ».

Le site suisse Bluewin, titrant sur une "Fraude majeure dans le monde de la recherche médicale", cite d’autres propos du même Steve Schafer : « Le traitement de la douleur post-opératoire a été grandement influencé par les recherches de Reuben : nous parlons là de millions de patients dans le monde. (…) Paul White, un autre rédacteur de la revue, estime que les études de Reuben ont conduit à la vente de milliards de dollars de médicaments inhibiteurs de la COX-2, le Celebrex de Pfizer et le Vioxx de Merck, non dénués de risques, pour des applications dont les bénéfices thérapeutiques sont aujourd'hui en remis en question. »

Et le même site nous apprend que « Le Dr Reuben a été démis de toutes ses fonctions de recherche et d'enseignement [au Baystate Medical Center comme à la Tufts University, où il était professeur]. Il est actuellement en arrêt médical. Avec un certain à-propos, certains ont qualifié sa fraude, probablement l'une des plus importantes à ce jour dans le monde médical, de "Madoff médical". »

Retour sur la question des coxibs : Celebrex, Arcoxia - petits frères du Vioxx -, encore sur le marché ??

On se demande comment le Celebrex (célécoxib) reste encore sur le marché ! Et comment, malgré le refus de la FDA (agence américaine du médicament), l’EMEA (agence européenne du médicament) puis notre AFSSAPS, ont autorisé Arcoxia (étoricoxib) ? Celui-ci fait partie de la même classe que le Vioxx (rofécoxib) et le Célébrex, à savoir les inhibiteurs de la cyclooxygénase 2 ou COX-2, bref des coxibs, dont tout tend à démontrer qu’ils ont tous des effets – et des effets secondaires - de classe, comme nous le rappelions en citant des sources indépendantes dans la note « Gare à Arcoxia! Vu l’histoire des coxibs et les premières alertes sur les effets secondaires… Rappelons-nous le Vioxx… »

Et quant au Vioxx lui-même et à l’occultation des effets secondaires pourtant visibles dès les essais cliniques, voir la note de Pharmacritique « L’assurance-maladie allemande veut traîner Merck en justice, au nom des victimes du Vioxx. Retour sur un désastre annoncé ».

Mise à jour importante

Vous pouvez lire d'autres détails dans l'article du 11 mars du Wall Street Journal, intitulé "Top Pain Scientist Fabricated Data in Studies, Hospital Says" (Selon l'hôpital, un algologue de pointe a inventé des données comprises dans les essais cliniques). A noter que, à part Bextra et Vioxx (tous les deux commercialisés par Pfizer et retirés du marché), puis Celebrex et Lyrica, Scott Reuben a aussi falsifié des données concernant l'efficacité de l'antidépresseur EFFEXOR (venlafaxine) dans les douleurs neuropathiques et post-opératoires. La firme Wyeth, qui commercialise l'Effexor, nie l'existence d'un quelconque lien financier entre elle et Reuben.

Pour ce qui est des liens avec Pfizer, l'article du Wall Street Journal nous apprend qu'en plus des financements des recherches par Pfizer, la firme comptait Reuben parmi ses conférenciers ; il était membre du speaker's bureau de la firme, terme qui désigne ce stock de leaders d'opinion prêts à l'emploi dès lors qu'il s'agit de promouvoir un médicament du labo qui les paie dans des congrès, des media, des publications, etc.

Désorganisation du domaine de l'algologie?

Le Wall Street Journal ne pense pas que les fraudes du Dr Reuben puissent avoir des conséquences jusque dans les autorisations de ces médicaments (Effexor, Lyrica, Celebrex...) par les agences américaine et européenne du médicament, puisque les études ne faisaient pas partie des dossiers soumis pour l'obtention des AMM (autorisation de mise sur le marché dans diverses indications).

Le Dr Schafer, déjà cité, disait que cette fraude "entraîne une régression énorme de nos connaissances dans ce domaine". Dans un éditorial co-signé avec F.M. James, James C. Eisenach, rédacteur en chef de la revue Anesthesiology - revue officielle de la American Society of Anesthesiologists - pose le problème dans sa stringence et appelle à refaire les études de Reuben, afin de sauver ce qui peut l'être et de séparer le bon grain de l'ivraie.

Publié dans SANTE

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