Vote, lutte de classe, grande banlieue et Front National...

Publié le par Patrick Kaczmarek

Le Monde 6 novembre 2013

On est passé d'un vote de classe à un vote privatif "

Pour le politologue Luc Rouban, la génération ou le patrimoine pèsent davantage qu'il y a vingt-cinq ans

Perte de repères, affaissement des corps intermédiaires, divorce entre le " peuple " et les " élites "... Les mots se succèdent pour décrire un malaise social et politique qui, par son ampleur et sa nature, est pour le moins difficile à appréhender. Une étude du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) vient apporter un éclairage sur la mécanique à l'oeuvre.

Son auteur, Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS, a analysé et comparé, à partir des réponses fournies par un panel de 6 000 personnes, les variables explicatives du vote au second tour des élections présidentielles de 1988 et 2012. Le résultat : en un quart de siècle, sous l'effet de la crise et de la fragmentation de l'univers professionnel, on est passé d'un " vote de classe " à un " vote privatif ". Avec des conséquences en cascade : syndicats et partis déboussolés, de plus en plus d'électeurs " hors-jeu ", privatisation des thèmes dominants du débat public...

Quels sont les principaux enseignements de votre étude ?

La comparaison de la présidentielle de 2012 avec celle de 1988 montre qu'en vingt-cinq ans, les marqueurs classiques du " vote de classe ", comme la catégorie socioprofessionnelle ou le statut économique (actif ou inactif, salarié du privé ou du public, etc.), ont perdu beaucoup de leur pouvoir explicatif ou prédictif sur le vote, au profit de variables que j'appelle " privatives ", comme la religion, la génération ou le patrimoine. Au total, il apparaît que les grilles de lecture reposant sur la seule situation socioprofessionnelle ne permettent plus ni d'appréhender ni de rendre compte de la vie politique.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

Cela peut s'expliquer tout d'abord par les effets de la crise économique qui pousse à penser en termes de patrimoine ou de génération dans un contexte où une grande partie des Français craignent ou observent une mobilité sociale descendante au sein de leur propre famille. La peur de l'insécurité sociale conduit à réaffirmer les solidarités mécaniques décrites par le sociologue Emile Durkheim. L'autre facteur me paraît lié à la fragmentation des univers professionnels. Dans de nombreux secteurs, des ouvriers aux cadres en passant par les fonctionnaires, on observe un sentiment de dépossession face à un travail " managérialisé " et soumis à des normes abstraites. Les identités professionnelles se décomposent et de nombreuses anciennes " catégories " ne sont plus que des coquilles vides.

Comment peut-on alors encore décrire la société ?

Il semble que l'on soit confronté à une société de plus en plus opaque, contrairement aux idées reçues sur la transparence qui serait nourrie par la communication ou les réseaux sociaux. La privatisation du vote, c'est le jeu des stratégies cachées et socialement peu avouables. C'est la partie émergée de l'iceberg sous laquelle on devine, sans pouvoir vraiment les rationaliser, tous les calculs personnels qui conduisent au vote.

Le délitement du raisonnement catégoriel pose donc un vrai problème à la science politique mais aussi aux acteurs politiques. Les syndicats n'arrivent plus à parler aux salariés. Les partis républicains qui se sont construits comme l'émanation de catégories sociales professionnelles précises (le PCF et le monde ouvrier, le PS et les enseignants, l'UMP et les professions libérales ou les cadres du privé) perdent leurs clientèles électorales et se professionnalisent, devenant des partis attrape-tout aux frontières idéologiques floues. Le décalage entre l'offre et la demande politique conduit à voir grandir la proportion d'électeurs atypiques ou dont le comportement est difficile à prévoir selon les grilles de lecture classiques.

Le débat politique reflète-t-il ces variables " privatives " ?

Récemment, plusieurs terrains de débat politique sont venus illustrer cette évolution. C'est vrai de la question de l'islam qui remplace peu à peu celle de l'immigration, de la laïcité dans les services publics, ou encore de la réforme des retraites qui vient alimenter l'opposition entre des personnes âgées qui ont pu se constituer un patrimoine et des jeunes en situation de précarité. L'émergence du nouveau thème de la " révolte fiscale " et des menaces qui pèsent sur les patrimoines et leur transmission (le cas le plus topique étant celui des cotisations sociales sur les assurances-vie) en est aussi le reflet.

L'influence croissante du FN est-elle liée à ces évolutions ?

Le succès actuel du Front national peut se comprendre au regard de cette anomie politique qui s'étend à mesure qu'une part croissante des électeurs semble hors-jeu ou hors-système. Les analyses électorales révèlent d'ailleurs toute une " périphérie " statistique plus ou moins atypique, qui ne trouve pas de place dans la restitution très normée de la vie sociale.

Le FN s'est fait précisément le champion des oubliés, des laissés-pour-compte de la politique ordinaire. Son électorat est d'ailleurs composite, fait de jeunes précaires, de personnes sans patrimoine, de chômeurs mais aussi de petits fonctionnaires rejetant le communautarisme, d'électeurs qui ne votaient plus ou qui cherchent " autre chose ". L'évocation de la mémoire nationale rejoint ici le thème générationnel mais aussi celui de l'identité religieuse de la France. Le privatif appelle l'affectif. Au-delà de la question économique, un espace théorique sur la question du rapport au politique s'est donc ouvert où il a pu s'élancer.

Propos recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon

En Ile-de-France, le désarroi des " oubliés " de la zone 5

ILS SONT les Franciliens de " la frange ", les abonnés de la zone 5 des réseaux de transports en commun, des urbains chassés du centre de la métropole par un prix de l'immobilier galopant. La dynamique économique de la capitale, les projets d'investissements pour des infrastructures structurantes comme le réseau de métro Grand Paris, le projet de loi de métropolisation de la capitale, " nous ne faisons que les regarder ", regrette François Roger, maire socialiste de Champagne-sur-Seine (Seine-et-Marne), 6 500 habitants. La capitale avance, " mais nous avons le sentiment d'être laissés sur le bord de la route ", appuie Jean-Michel Levesque (Val-d'Oise), maire UMP d'Osny, 16 000 habitants. " Nous ne sommes dans rien ", résume abruptement Olivier Legois, maire centriste de Dourdan (Essonne), 10 000 habitants.

Situées à quelques dizaines de kilomètres de Paris, ces villes ont vu leur démographie bondir depuis le milieu des années 1980. Pour accueillir et maintenir sur leurs territoires ces nouveaux habitants, les élus ont réalisé ou adapté des équipements. Crèches, centres de loisirs, terrains de sport, centres culturels... " Les habitants exigent d'avoir le même niveau de service qu'à Paris ", souligne le maire de Champagne-sur-Seine.

" Un citron qui est vidé "

Dans le contexte d'un Etat exsangue, l'effort budgétaire de 1,5 milliard d'euros réclamé par le gouvernement aux collectivités territoriales se traduira par une baisse des investissements des communes. L'entretien de la voirie, les manifestations culturelles, les équipements sportifs, l'environnement seront les premières cibles d'économies des maires, selon une enquête de l'Association des petites villes de France (APVF), publiée le 29 octobre.

Parallèlement, la Cour des comptes, dans un rapport sur les finances des collectivités territoriales publié en octobre, engage les élus locaux à contrôler davantage leurs dépenses de fonctionnement. " Mais on ne peut pas presser un citron qui est vidé. C'est quoi nos marges de manoeuvre, quand 95 % de nos dépenses sont incompressibles ? ", interroge Philippe Rio, maire communiste de Grigny (Essonne), 26 000 habitants. Dans cette ville pauvre, surendettée, " les jeunes n'ont ici plus de rêves, plus d'espoir. Mais nous sommes sans marge financière pour maintenir une politique locale. La fracture territoriale ne cesse de se creuser ", déplore-t-il. Son confrère UMP d'Osny ne dit rien de différent : " Comment maintenir un budget de fonctionnement alors que nous avons serré tous les boulons, et poursuivre une politique locale qui apportera des solutions à ceux qui sont en difficulté ? "

Pour beaucoup d'élus, le rappel à l'orthodoxie budgétaire des magistrats de la Cour des comptes agace. " Je les invite dans ma municipalité et qu'ils m'indiquent où ils voient de la gabegie de deniers publics ! ", lance Jean-Michel Morer, maire socialiste de Trilport (Seine-et-Marne), 5 000 habitants. " L'Etat me contraint à mettre en place la réforme des rythmes scolaires, je dois également financer une police municipale et batailler seul pour protéger des zones agricoles contre des constructions illégales. On ne cesse de charger notre barque tout en nous enlevant toujours plus de moyens. "

Les territoires périurbains de l'Ile-de-France figurent parmi les plus fragiles, soulignent leurs édiles. A cinq mois des municipales, les conséquences pourraient se payer. " Les jeunes qui n'ont pas de boulot finissent par voter FN ", avertit Jacques Profit, maire divers gauche de Fontenay-Trésigny, 5 000 habitants (Seine-et-Marne).

" Mener sur ce territoire une politique locale, c'est mener la guerre au sentiment de déclassement, poursuit Jean-Michel Morer. La capacité d'écoute, d'action et la proximité du maire et de ses services sont la dernière digue de cohésion sociale. Le FN l'a très bien compris. En 2012, Marine Le Pen en campagne est venue à Trilport soutenir des facteurs dont les postes étaient menacés. Elle a parlé proximité et service public. C'est très habile. " La candidate du FN a recueilli plus de 22 % des voix à Trilport lors de la présidentielle.

" La France de la périphérie ne doit pas être une terre de relégation ", conclut le maire socialiste de Trilport.

Eric Nunès

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